Le combat de longue haleine des femmes ingénieures
"Je suis ingénieure en énergie, soit l'un des secteurs les moins diversifiés en termes de genre parmi les différents types d'ingénierie." À l'occasion de la Journée internationale des droits de la femme 2022 dont le thème est #Breakthebiais, Beatrice Cordiano, notre scientifique embarquée et experte en énergie, environnement et durabilité, nous en dit plus sur sa propre expérience et pourquoi nous manquons toujours de femmes dans les métiers techniques.
Ce n'est un secret pour personne qu'aujourd'hui encore, si vous entrez dans une société d'ingénierie, le nombre de femmes que vous croiserez est très faible. Jusqu'au siècle dernier, la société pensait que les femmes ne pouvaient comprendre le fonctionnement des machines, à quelque degré que ce soit.
Renverser la vapeur
Si elle semble être une discipline académique formelle bien établie, l'ingénierie n'a pourtant commencé à être enseignée dans les universités qu'à la fin des années 700. La fondation de l'École polytechnique de Paris en 1794, destinée à enseigner le génie militaire et civil, a servi de modèle pour inciter d'autres universités à inclure l'ingénierie comme matière académique. Pourtant, les étudiantes n'ont commencé à y être admises qu'en 1972, soit près de deux siècles plus tard.
Pendant des décennies, les femmes ont effectué des travaux d'ingénierie en ayant une formation en mathématiques ou en sciences, mais on leur refusait un diplôme officiel d'ingénieur au profit d'un certificat de fin d'études. Ce n'était malheureusement pas seulement le cas de l'ingénierie, mais aussi de nombreuses autres disciplines. Les femmes devaient s'occuper de la maison et de la famille, et étaient considérées comme des objets de curiosité lorsqu'elles s'aventuraient dans des cercles techniques, longtemps été vues comme incapables de comprendre la complexité de l'ingénierie.
Malgré ces luttes, de nombreuses femmes se sont battues toute leur carrière pour prouver que c'est le monde quyi avait tort. C'est l'histoire d'Ada Lovelace, qui était mathématicienne et la toute première programmeuse bien avant l'invention de l'ordinateur, d'Emily Warren Roebling, qui a supervisé la construction du pont de Brooklyn, et de Beulah Louise Henry, connue sous le nom de "Lady Edison" pour ses nombreuses inventions.
La Seconde Guerre mondiale a appelé de nombreux hommes au front, certains pour produire des armes, d'autres pour concevoir des avions, d'autres encore pour planifier des cuirassés. C'est "grâce" à cette pénurie d'hommes que les femmes ont obtenu le droit - que les hommes avaient depuis longtemps - de s'inscrire dans des programmes d'ingénierie. Le nombre de femmes suivant un enseignement technique a ensuite soudainement augmenté, contribuant à la révolution qui a modifié la perception de la société sur ce que les femmes pouvaient ou ne pouvaient pas faire.
Le tuyau percé
En 2020, 41 % (soit 6,6 millions) des scientifiques et ingénieurs de l'UE sont des femmes. Il s'agit d'une grande réussite si l'on considère qu'en 2008, ce pourcentage était de 32 %. Pourtant, cette valeur reste faible et ne représente pas la totalité des pays : en Italie par exemple, où j'ai étudié, les filles sont encore très peu représentées dans les entreprises d'ingénierie.
Néanmoins, je ne peux pas dire que les filles n'aiment pas les sciences et qu'elles ne s'inscrivent pas dans ces disciplines. Les filles aiment beaucoup les sciences et elles les étudient à l'université.
Où est le problème, alors ? Prenons un tuyau. Si nous voulons une certaine quantité x d'eau à la sortie, nous devons veiller à alimenter le tuyau avec la même quantité. Mais ce n'est pas tout, nous devons également nous assurer qu'il ne fuit pas. Ce tuyau commence de l'éducation précoce à la carrière professionnelle et décrit la manière dont les femmes sont progressivement écartées des domaines techniques, devenant ainsi une minorité sous-représentée. Nous perdons des femmes scientifiques et ingénieurs potentielles à chaque étape du processus. C'est un tuyau avec de sacrés problèmes d'étanchéité.
Pourquoi les hommes réussissent-ils mieux que les femmes à atteindre l'autre côté ? Les raisons de cet écart entre les sexes dans le domaine des sciences sont nombreuses. Parmi celles-ci, citons les biais véhiculés par les médias et les jouets, qui peuvent distiller dans l'esprit des jeunes filles l'idée que l'ingénierie implique de réparer des choses et de se salir les mains, et que c'est une affaire d'hommes. Vient ensuite le stéréotype sur les rôles de genre et l'absence de modèle féminin : l'ingénierie est traditionnellement une bande d'hommes bizarres à lunettes en chemise discutant devant un dessin technique et nos modèles sont "juste" de grands hommes comme Tesla, Edison, Armstrong, Marconi. Sans parler, plus loin dans la carrière, des préjugés sexistes à l'embauche, sur le lieu de travail, dans l'évaluation du travail et les promotions.
L'ingénierie a toujours été masculine et, en tant que fille, il peut parfois être difficile de s'imaginer dans un environnement aussi viril. Même à performances égales, les filles peuvent avoir moins confiance en leurs capacités.
Par conséquent, si nous voulons que les femmes soient plus nombreuses dans les STIM, augmenter le débit d'entrée ne résout pas complètement le problème, mais réparer les fuites, oui.
Etre une femme dans l'ingéniérie et dans l'énergie
Je suis ingénieure en énergie, soit l'un des secteurs les moins diversifiés en termes de genre parmi les différents types d'ingénierie. Parmi les différentes spécialisations énergétiques, la mienne, à savoir les énergies renouvelables, est l'une des mieux représentées en termes de genre : 32 % de la main-d'œuvre sont des femmes (contre 22 % dans l'ensemble du secteur de l'énergie), mais si 45 % d'entre elles travaillent dans l'administration, seules 28 % occupent des postes techniques. L'écart se creuse encore plus lorsqu'il s'agit de postes de direction : seules 10,8 % sont des femmes.
Pour moi, il n'a jamais été question de faire carrière dans l'ingénierie énergétique. J'aimais les maths, la physique et la résolution de problèmes et j'ai toujours été fascinée par l'énergie. Je me suis toujours sentie encouragée par mon entourage et on ne m'a jamais dit que ce choix n'était pas fait pour moi. Même si plus tard, à l'université, le sentiment de faire partie d'une minorité était parfois bien présent. Dans les projets d'équipe, j'étais souvent la seule fille dans un groupe de 5. Dans toute la classe et sur plus de 100 étudiants, nous étions 30 filles.
De tous les professeurs que j'ai eus en 5 ans d'université, je pouvais compter sur les doigts de mes deux mains ceux qui étaient des femmes. Cependant, cela ne m'a pas limitée et je ne me suis jamais sentie inadaptée à ce monde. Au contraire, j'ai appris à penser d'une manière à laquelle je n'étais pas habituée et j'ai appris à mes collègues masculins à repenser les inconnues d'un problème avec une nouvelle approche.
Avec un marteau, vous ne pouvez taper que sur des clous
L'ingénierie consiste à résoudre des problèmes et si les problèmes sont résolus par des personnes du même sexe, de la même mentalité et du même milieu socio-économique, il est très probable que les solutions ne tiendront pas compte de toutes les variables du problème. Par exemple, lors de la conception d'un espace urbain, les femmes prendront certainement en compte la sécurité des rues, mais pas les hommes. Lors de la conception d'un système de climatisation, les hommes et les femmes ne seront pas d'accord sur le confort thermique. Et il existe beaucoup d'autres exemples. La résolution de problèmes devient biaisée, et dépend d'expériences antérieures.
L'énergie est un besoin fondamental pour tous, hommes et femmes, ses défis évoluent et pour pouvoir y répondre de manière innovante et inclusive, nous devons garantir une variété d'approches qui ne peut venir que d'une diversité d'esprits. Nous avons besoin de plus de filles dans l'ingénierie, nous avons besoin de plus de filles dans les sciences. Après tout, si vous n'avez qu'un marteau, tout ressemble à un clou.
Pour aller plus loin
More women join science and engineering ranks - Eurostat, 2022
Cross-Cutting activities relevant to all energy sectors and sources including modelling, and women's participation in clean energy - International Energy Agency (IEA), 2021
Active Participation of Women Essential to the Global Energy Transformation - International Renewable Energy Agency (IRENA), 2018