L'agriculture, rouage essentiel de l'équation climatique
À l'échelle mondiale, l'agriculture a déjà causé la déforestation d'une superficie équivalente à l'Amérique du Sud, sans compter les terres utilisées pour élever du bétail. En cette Journée de la Terre 2022, nos scientifiques Katia Nicolet et Beatrice Cordiano abordent l'équation délicate des effets causés par l'agriculture, responsable de 35% des émissions de CO2 dans le monde, face aux défis posés par une population humaine qui ne cesse de grandir.
8 milliards de bouches à nourrir
Maintenir le réchauffement de la planète à 1,5°C est encore possible. Pourtant, selon le dernier rapport du GIEC, il ne nous reste que trois ans pour atteindre le pic des émissions de l'humanité et éviter de dépasser ce seuil de non retour. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons agir à grande échelle et rapidement pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre.
Depuis 1970, la Journée mondiale de la Terre est célébrée chaque 22 avril dans le monde entier par plus de 193 pays. À l'époque, la population mondiale s'élevait à 3,7 milliards de personnes. Aujourd'hui, alors que nous célébrons la 52e Journée de la Terre, nous sommes plus de deux fois plus nombreux sur la planète et nous serons probablement deux milliards de plus d'ici le milieu du siècle.
Il ne fait aucun doute que nourrir 8 milliards de bouches et le faire de manière durable, donc en préservant l'environnement, est une énorme responsabilité et une tâche colossale, qui devient encore plus difficile dans un contexte d'urgence climatique.
Une demande de nourriture en croissance constante
Lorsqu'il s'agit d'atténuer les effets du changement climatique et de réduire les émissions, nous avons tendance à nous concentrer sur les solutions énergétiques telles que l'amélioration de l'efficacité énergétique, la transition vers des sources d'énergies renouvelables, le déploiement d'une mobilité à faible émission de carbone, mais c'est sans compter sur une part importante des émissions : l'agriculture et, dans une plus large mesure, l'alimentation.
Au cours de l'Histoire, nous avons abattu des forêts pour libérer de l'espace pour la production alimentaire et le bétail ; une déforestation qu'on estime d'une superficie équivalente à celle de l'Amérique du Sud. Ces coupes ont entraîné la disparition de milliers d'espèces et d'écosystèmes entiers, couplée à la libération de quantités incroyables de gaz à effet de serre.
Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), l'expansion agricole est à l'origine de près de 90 % de la déforestation mondiale. Une aberration qui n'est plus concevable à l'heure du combat pour la préservation de notre planète.
L'agriculture a malgré fait des pas de géants vers plus de durabilité. Au cours des 60 dernières années, si la population mondiale a plus que doublé et la production alimentaire mondiale a plus que triplé, l'utilisation des terres n'a augmenté que d'environ 15 % et que l'utilisation de pesticides sur les terres agricoles a diminué de 95 % grâce aux progrès de la chimie.
Des efforts louables, mais loin d'être suffisants. À l'heure actuelle, l'agriculture est responsable de 70 % de la consommation mondiale d'eau douce et, avec des émissions annuelles d'équivalent CO2 de l'ordre de 16 à 17 milliards de tonnes - selon une étude récente - ce qui représente 35 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que toutes nos voitures, nos trains, nos bateaux et nos avions réunis. En outre, nous produisons suffisamment de nourriture pour nourrir une fois et demie la planète entière, et pourtant un dixième des êtres humains souffre de malnutrition.
L'agriculture est essentielle à notre survie, mais elle est l'un des principaux émetteurs contribuant au réchauffement de la planète et est elle-même victime du changement climatique : des températures plus élevées, des changements dans le régime des précipitations, des événements météorologiques plus fréquents et plus intenses ont un effet direct et indirect sur ce secteur et pourraient perturber la productivité, la disponibilité et la qualité des aliments. L'agriculture doit donc faire partie de la solution.
Une empreinte carbone colossale
La nourriture n'est pas seulement un besoin humain fondamental. Les gens aiment la nourriture, elle fait partie intégrante de nos cultures. Mais avons-nous la moindre idée de son empreinte écologique ?
Il faut de l'énergie, de l'eau et des terres pour faire pousser tout ce que nous mangeons et des émissions de GES sont produites lors de la production, de l'emballage, du transport et même des déchets.
Prenons 1 kg de pommes ; 0,6 m2 de terre sont nécessaires pour les produire. 2,8 sont utilisés pour récolter 1 kg de riz et 21,6 pour le café. La viande de bœuf nécessite 326,2 m2.
On estime qu'à l'échelle mondiale, 4 675 million d'hectares sont aujourd'hui des terres agricoles, ce qui représente environ 30 % de la superficie totale des terres de notre planète, à l'exclusion des zones recouvertes de neige et de glace. Sur ce total, 30 % sont des terres cultivées et 70 % des pâturages pour le bétail, mais si l'on tient compte de la superficie des cultures destinées à l'alimentation animale, l'utilisation des terres pour la production de viande est cinq fois supérieure à celle des terres utilisées pour produire des aliments d'origine végétale.
Reprenons maintenant les mêmes exemples et regardons la quantité d'eau nécessaire. 833 litres pour les pommes, 1 670 pour le riz, 1 040 pour le café et 15 400 pour le bœuf !
Si nous regardons plutôt les émissions totales de GES par kilogramme d'aliment : la production de pommes générera 0,4 kg d'équivalents CO2, le riz 4, le café 17 et le bœuf 60.
Selon EDGAR-FOOD, en tenant compte de tous ces facteurs, une personne moyenne produit 2 tonnes d'émissions d'équivalents CO2 par an uniquement pour la nourriture, à savoir 5 vols économiques d'Amsterdam à Rome.
En matière d'émissions, de nombreux facteurs sont en jeu : utilisation de l'énergie dans l'exploitation, les liées à la production de cultures, engrais et fumier, le méthane provenant du bétail, utilisation des terres et déforestation, chaîne d'approvisionnement, etc. Il n'y a pas que le dioxyde de carbone : de grandes quantités de GES sont libérées sous forme de méthane (CH4) et de protoxyde d'azote (N2O).
Sur l'ensemble de ces GES, un tiers provient du "changement d'affectation des sols", causé principalement par la déforestation et le drainage et le brûlage des sols organiques pour agrandir les exploitations agricoles. Une étude récente a estimé que les émissions d'équivalent CO2 dues au changement d'affectation des terres s'élèvent à environ 5 milliards de tonnes par an. (5 000 Tg CO2eq/an).
Un défi carnassier
Vous l'aurez compris, la production alimentaire est responsable d'une grande partie de nos émissions de GES chaque année. Au niveau mondial, on estime qu'environ 17. 300 milliards de tonnes d'équivalent CO2 sont libérées dans l'atmosphère chaque année pour produire les aliments que nous mangeons.
Mais tous les aliments ne sont pas égaux en ce qui concerne leur empreinte environnementale : 57 % de toutes les émissions de GES sont liées à la production de viande (y compris les aliments pour animaux), 29 % à la production d'aliments d'origine végétale et 14 % à d'autres utilisations comme la production de caoutchouc, de fibres ou de coton. La production de viande, comme nous l'avons dit, exige plus de terres, utilise plus d'eau et émet plus de GES. Mais pourquoi ?
Cette différence marquée entre les aliments d'origine végétale et ceux d'origine animale provient de l'"efficacité de conversion moyenne" des aliments pour animaux. Une phrase très compliquée pour dire qu'il n'est pas efficace de nourrir une vache pour produire un kilo de viande bovine. L'efficacité est d'environ 5,2 % sur la base de la biomasse (1 kg), 6,2 % sur la base des calories (l'énergie que vous gagnez en mangeant ce kg) et 8,5 % sur la base des protéines. Donc, si vous voulez produire 1 kg de bœuf (biomasse), vous devez nourrir votre vache avec 20 kg de plantes ! En matière de sécurité alimentaire, ces 20 kg de nourriture végétale peuvent nourrir plus de personnes qu'un kilo de bœuf. En outre, les plantes captent une certaine quantité de CO2 pendant leur croissance, alors que le bétail (surtout les bovins) libère beaucoup de CO2 et de méthane pendant sa vie.
Il est temps de changer de modèle
Si le fait de changer d'ampoule n'a peut-être pas le plus grand impact sur la santé de notre climat, la réduction des émissions de CO2 de l'une des industries les plus polluantes de la planète pourrait aider - beaucoup. N'oubliez pas que 35 % de toutes les émissions anthropiques mondiales résultent de la production alimentaire et, comme nous l'avons vu, la viande émet beaucoup plus que les aliments d'origine végétale.
Le rapport du GIEC d'août 2019 a averti que les efforts de réduction des émissions seront très insuffisants si l'on ne modifie pas radicalement l'utilisation des terres, l'agriculture et l'alimentation humaine au niveau mondial. Si les gens, notamment dans les pays riches, devenaient végétaliens, ce changement de régime alimentaire pourrait réduire les émissions mondiales de CO2 de 8 milliards de tonnes par an (par rapport au scénario "business as usual"). Sans aller aussi loin, l'adoption d'un régime principalement végétarien avec un complément occasionnel de viande et de produits laitiers (une fois par semaine) pourrait éviter l'émission d'environ 4 à 5 milliards de tonnes de CO2 par an, soit environ 9 % des émissions mondiales - ce n'est pas rien.
Si l'adoption de techniques agricoles innovantes et de pratiques durables ainsi que la capture et la valorisation du méthane produit par le fumier sont des solutions fondamentales au niveau industriel, la réduction de votre consommation de viande et de produits laitiers est l'action la plus efficace que vous puissiez entreprendre pour réduire votre empreinte.
Cela permettra d'économiser de vastes superficies de terres, des millions de litres d'eau douce, de ralentir la déforestation et de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre liées à votre activité. Avec le changement climatique, les terres agricoles vont se raréfier. Si nous voulons nourrir les 10 milliards de personnes prévues en 2050, nous devons nous assurer que les terres fertiles sont utilisées pour produire des aliments pour les humains, et non - comme c'est le cas aujourd'hui - principalement pour le bétail.
Pour aller plus loin :