L'interconnexion des écosystèmes à l'épreuve de l'Homme
Pour cette Journée mondiale de l’environnement, décryptage du phénomène des sargasses et la notion d’interconnexion des écosystèmes, liés par des équilibres qui nous échappent et souvent fragilisés par nos activités. Par Katia Nicolet, docteur en biologie marine à bord d’Energy Observer.
Tout, dans la nature, est connecté. Nos actions ont un impact, certes indirect, mais tangible sur notre environnement, non pas seulement proche de nous, mais également à l’autre bout du monde. Les engrais répandus dans les champs d’Amérique et d’Europe, ainsi que la déforestation de l’Amazonie influencent l’équilibre naturel de l’océan et causent des catastrophes écologiques aux Caraïbes.
Tout est connecté
L’humain à tendance à décrire, classer, quantifier et définir tout ce qui l’entoure, rangeant chaque espèce, chaque habitat ou écosystème dans une petite case avec des bordures bien définies. Il est rassurant, peut-être, de classifier ce que l’on voit, pour mieux comprendre et même contrôler notre environnement. Mais voilà, la nature se moque bien de nos artifices humains. Tout, dans la nature, est interconnecté.
Dans les eaux calmes de l’Atlantique se trouve une mer sans frontières, sans rivages et sans limites aisément définissables, la Mer des Sargasses. Cette Mer est créée par quatre grands courants marins, formant un gigantesque vortex de 3 200 km de long et 1 100 km de large. À l’intérieur de ce tourbillon, loin de tout continent, les eaux sont pauvres en nutriments et de ce fait, étonnamment bleues et cristallines. Les vents y sont pratiquement inexistants, et bien des navires ont dérivé ici, flottant sans but, dans l’attente d’un brin d’air salvateur. Leur course est d’autant plus ralentie par la présence en surface, de denses nappes d’algues : les sargasses.
Les sargasses, un écosystème unique
Les sargasses sont parmi les seules algues marines à se reproduire par fragmentation, directement en pleine eau, sans jamais avoir besoin de s’attacher à un substrat. Elles se forment dans les eaux riches en nitrates et phosphates du Golfe du Mexique, où elles trouvent tous les nutriments nécessaires à leur développement. Elles dérivent ensuite et sont emportées par le Gulf Stream jusqu’à la Mer calme qui porte leur nom.
Là, les sargasses se réunissent en radeau, recouvrant complètement la surface et créant un écosystème unique, que l’on nomme parfois la forêt dorée, du fait de la coloration jaune des sargasses. Cette canopée flottante est un refuge pour des centaines d’espèces qui viennent se cacher entre les « feuilles », prenant parfois leur couleur pour mieux se camoufler ; comme le poisson grenouille des sargasses, une espèce que l’on retrouve uniquement sous ces radeaux d’algues.
Les jeunes tortues marines viennent aussi résider entre ces algues après avoir quitté la plage qui les a vu naitre. Les juvéniles et les petites espèces de poissons attirant les plus grandes, la Mer des Sargasses abrite aussi thons, marlins, et requins. En tout, c’est 122 espèces de poissons, 100 espèces d’invertébrés et 4 espèces de tortues marines qui vivent grâce aux sargasses, sans faire mention des oiseaux marins qui viennent s’y nourrir ou se reposer en surface.
Des interconnexions méconnues
Cet écosystème lointain est aussi primordial pour la survie d’espèces que l’on rencontre près de chez nous. Depuis Aristote et jusqu’à aujourd’hui, les scientifiques se sont penchés sur une question, sans jamais pouvoir y répondre : où et comment les anguilles se reproduisent-elles ? On sait à présent que les larves d’anguilles atteignent les côtes Européennes et Américaines puis remontent les rivières pour venir grandir et se développer dans les eaux douces des marais. Elles y passent 10 ans de leur vie, toujours à un stade immature, avant de commencer une migration de 5 000 km pour repartir vers la mer, quitter les côtes et atteindre la Mer des Sargasses. Là, dans les eaux sombres et profondes, cachées par la canopée flottante, les anguilles matures disparaissent… Jusqu’à ce jour, aucun scientifique n’a observé leur reproduction. Mais une chose est certaine, cette espèce classée comme « en danger critique d’extinction », dépend des sargasses pour sa reproduction.
Un équilibre perturbé par l’activité humaine
Malheureusement, cet écosystème unique est aujourd’hui menacé. Dans la gyre de l’Atlantique Nord, où se trouve la Mer des Sargasses, réside aussi une autre mer : une mer de déchets plastiques qui s’accumulent, s’entassent et créent ce qu’on appelle aujourd’hui le 7e continent. Cette pollution plastique cause la mort de centaines d’espèces marines par étranglement ou obstruction intestinale. Le plastique n’est jamais biodégradé et se fragmente lentement en morceaux plus petits, polluant ainsi toute la chaine trophique, des alevins aux cachalots. Ces déchets jetés en pleine nature, à des milliers de kilomètres de là, mettent en danger tous les habitants de la Mer des Sargasses.
Depuis 2011, les sargasses elles-mêmes causent des problèmes majeurs sur les côtes des Caraïbes et le littorale ouest africain. Pour une raison encore mal connue, les sargasses prolifèrent plus que de raison, et des radeaux de plusieurs centaines de mètres carrés viennent s’échouer sur les plages.
La Guadeloupe en a récolté à elle seule plus de 300 000 tonnes en un an. Une fois sur les plages ces algues se décomposent, libérant des odeurs nauséabondes et des gaz nocifs comme l’hydrogène sulfuré. Elles encombrent aussi les plages, empêchant les tortues matures de venir pondre ou leurs petits de sortir du nid, provoquant l’effet inverse de leur rôle qui, à l’origine, est positif.
L’accumulation de sargasses en décomposition dans les lagons promeut aussi la surproduction de certaines bactéries qui rendent l’eau anoxique, c’est-à-dire pauvre en oxygène. Ce manque d’oxygène et de lumière cause la mort de beaucoup d’espèces sessiles comme les coraux et les herbiers marins. Ces algues filtrent et concentrent également un nombre impressionnant de polluants en s’approchant des côtes, tels que la chlordécone, l’arsenic mais aussi 28 métaux lourds dont l’aluminium, le cuivre et le manganèse. Cette double pollution des plages est une véritable catastrophe écologique, économique et sociale pour les gens vivant au bord de l’Atlantique.
Plusieurs hypothèses tentent d’expliquer la prolifération des sargasses hors de leur zone de distribution naturelle. Est-ce la modification des courants marins dû au changement climatique ? Ou est-ce l’augmentation en nitrates et phosphates des grands fleuves Américains, Africains et Européens dû à une intensification de l’agriculture et de la déforestation ? La vérité est sûrement multifactorielle et les scientifiques tentent aujourd’hui de résoudre cette équation.
Une chose est sûre : tout est connecté.