Garantir l’accès à l’eau face aux dangers de la privatisation
Avec l'augmentation de la population mondiale, la consommation d'eau double tous les trente ans. Les ressources en eau douce s’amenuisent, et certains pays viennent à tester des mécanismes de privatisation de l’eau, dont les conséquences sont régulièrement au détriment de la population et des agriculteurs. Pour la semaine Européenne de développement durable, Katia Nicolet, conseillère scientifique d’Energy Observer, décrypte ce phénomène et nous alerte sur la nécessité de garantir l’accès à l’eau comme un droit universel, partout et pour tou.te.s.
Un droit défendu par l’ODD 6 “Garantir une eau de qualité”
L'accès à une eau potable et abordable est reconnu par les Organisation des Nations Unies comme un droit essentiel de l'Homme. Que ce soit pour la santé, la dignité et la prospérité des personnes, l'accès à l'eau est une des conditions préalables à la réalisation des autres droits de l'Homme. L'eau répond à la plupart de nos besoins humains : nous en avons besoin pour boire, pour maintenir une hygiène minimale, pour nettoyer et cuisiner, pour cultiver des aliments, pour entretenir le bétail, pour fabriquer des produits et pour produire de l'électricité. Il ne serait tout simplement pas possible pour un être humain de vivre un seul jour sans avoir besoin d'eau, directement ou indirectement, pour survivre.
Avec l'augmentation de la population mondiale, la consommation d'eau double tous les trente ans (moyenne depuis 1900), une croissance qui ne peut être soutenue plus longtemps. Même certains des pays les plus riches en eau du monde, comme le Brésil, le Canada et les États-Unis, voient leurs lacs rétrécir, leurs rivières s'assécher et certaines régions connaissent des sécheresses extrêmes. La surconsommation d'eau par les secteurs agricole, manufacturier et énergétique, afin de maintenir notre mode de vie, épuise nos ressources en eau douce. Cette utilisation non durable de l'eau est destructrice et constitue l'un des plus grands défis auxquels nos sociétés sont confrontées aujourd'hui.
L'une des stratégies de régulation de la consommation d'eau préconisées par le secteur financier est la privatisation de l'eau. Qu'est-ce que cela signifie exactement et quelles sont les conséquences potentielles d'une telle décision ?
Une privatisation de l'eau au profit des actionnaires
En privatisant l'approvisionnement et la distribution de l'eau, l'eau cesse d'être une ressource naturelle gratuite pour tous et devient une marchandise. L'argument avancé par les partisans de la privatisation est que l'eau est précieuse et que son utilisation doit être gérée avec soin pour éviter le gaspillage. La seule façon d'y parvenir, selon certains comme Willem Buiter, conseiller financier spécial à la Citigroup Bank, est que les consommateurs ordinaires « ressentent [le coût de l'eau] dans leur portefeuille ».
Le Royaume-Uni est l'un des premiers exemples européens de privatisation de l'eau. En 1989, la Première ministre Margaret Thatcher a transféré au secteur privé la fourniture des services d'eau et d'assainissement en Angleterre et au Pays de Galles. À l'époque, les autorités nationales chargées de l'eau manquaient d'investissements de la part du gouvernement central et étaient chroniquement sous-financées. Cela a conduit à la dégradation des infrastructures, à la pollution des rivières et à la baisse de la qualité de l'eau au robinet. Après le transfert au secteur privé, le réseau a été considérablement modernisé et a rapidement pu se conformer aux normes et législations de l'Union Européenne.
Malgré ses avantages initiaux, la privatisation de l'eau au Royaume-Uni a eu un coût. Comme pour toute entreprise privée, l'objectif principal n'est pas le bénéfice de ses clients, mais le bénéfice de ses actionnaires. Une étude de l'Université de Greenwich a évalué que 1,8 milliard de livres sterling sont données chaque année en dividendes aux actionnaires et que 500 millions de livres sterling par an sont dépensés en paiement des intérêts de la dette. Ces dépenses combinées de 2,3 milliards de livres sterling par an sont payées par les consommateurs, ce qui équivaut à environ 100 livres sterling par an et par ménage. Si ce service était à nouveau nationalisé, chaque ménage verrait sa facture d'eau réduite d'environ 25 %.
Trente ans après le transfert de l'approvisionnement en eau au secteur privé, les citoyens britanniques paient chaque année un excédent de 2,3 milliards de livres sterling pour un service équivalent à celui des autres pays de l'Union Européenne dont l'approvisionnement en eau est nationalisé. Un excédent dont les bénéfices terminent dans les poches des actionnaires privés.
Un marché qui profite aux grandes entreprises : l’Australie
En 2007, les autorités australiennes ont promulgué le Water Act, une loi sur l'eau visant à mieux gérer les ressources en eau de l'Australie et à optimiser les résultats économiques, sociaux et environnementaux. Pour résumer simplement, les réserves d'eau australiennes sont évaluées chaque année et des quotas sont attribués aux plus gros consommateurs (exploitations agricoles, industries et villes) en fonction de leurs besoins et des prévisions météorologiques. Parallèlement à cette loi, un nouveau marché de l'eau a été créé, où les consommateurs peuvent acheter des droits d'eau supplémentaires ou vendre certains de leurs droits en cas d'excès d'eau. Malheureusement, le marché s'est également ouvert aux investisseurs extérieurs, aux particuliers et aux entreprises qui n'ont jamais acquis physiquement de l'eau, mais qui spéculent sur son prix en fonction de l'offre et de la demande.
Le problème est maintenant que le prix de l'eau ne reflète pas sa valeur réelle, mais l'état fictif de la bourse. Depuis l'ouverture du marché, le prix de l'eau a été multiplié par 14, passant de 50 dollars à près de 700 dollars australiens pour un million de litres. En plus des hausses de prix, les sociétés de courtage et leurs investisseurs tirent profit de la rareté de l'eau lors de sécheresses, réalisant ainsi un profit sur le changement climatique.
Tandis que les actionnaires font des bénéfices, les agriculteurs font faillite. Les entreprises familiales et les petites et moyennes exploitations agricoles ne peuvent souvent pas se permettre les prix actuels de l'eau. Pendant les périodes de sécheresse, leur quota est réduit au strict minimum, ce qui les oblige à acheter de d'eau à un prix plus élevé s'ils veulent que leur bétail et leurs cultures survivent. Un grand nombre d'agriculteurs ont été obligés de vendre leur exploitation au cours des dix dernières années en raison de la création du marché de l'eau.
Protéger n'est pas privatiser
Avec le changement climatique, des conditions météorologiques extrêmes auparavant rares deviennent la nouvelle norme. En Australie, neuf des dix années les plus chaudes jamais enregistrées se sont produites depuis 2005. 2019 a été la plus chaude de toutes, avec une température supérieure de 1,5˚C à la moyenne. Ces tendances se généralisent partout, des sécheresses et des températures record étant observées dans le monde entier.
Craignant pour l'avenir de leur pays, les organisations environnementales australiennes se sont placées sur le marché de l'eau afin de pouvoir acheter, retirer de l’eau du marché et la placer dans des sanctuaires. L'objectif principal étant la préservation des lacs et des rivières et la conservation des écosystèmes naturels.
Les Américains suivent maintenant ce mouvement, et la Californie est devenue un pionnier de ce marché de l’or bleu. L'État possède actuellement l'un des systèmes d'approvisionnement en eau les plus sollicités au monde, ce qui signifie que l'on promet aux utilisateurs plus d'eau qu'il n'y en a réellement. Le système est le même que ce que les Australiens ont souscrit il y a dix ans. Soit un marché financier de l'eau basé sur la volatilité et/ou la disponibilité des eaux souterraines.
Tout comme l'exemple australien, le marché californien est accessible à tous : agriculteurs, consommateurs, régulateurs et organisations environnementales. The Nature Conservancy, l'une des plus grandes agences environnementales au monde, fait pression pour l'ouverture d'un tel marché, estimant qu'il s'agit d'un outil utile pour la conservation de la nature et de l'eau. Certaines organisations environnementales des pays développés se joignent désormais à ces marchés, collectant des fonds auprès des peuples, achetant des parts d'eau pour pouvoir la restituer aux rivières et aux lacs d'où elle provint. Mais où va donc l’argent investi ? Si l’on en croit l’exemple du Royaume-Uni et de l'Australie, ce ne sont pas les consommateurs des villes ou les agriculteurs qui labourent les champs qui s'enrichissent, mais les spéculateurs privés.
Spéculations et dérives actuelles
Dans un monde libéral où l'eau est un investissement lucratif comme un autre, chaque jour des gens donnent de l'argent à des agences environnementales pour restituer l'eau à la nature, tout en payant une surtaxe sur leur facture d'eau. Les agriculteurs ont du mal à se procurer l'eau nécessaire à la production de nourriture tandis que des millionnaires accumulent de l'eau virtuelle sur leurs comptes en banque alors qu'ils n'en ont pas physiquement.
Ainsi, quand les effets du changement climatique et des sécheresses s'aggravent, les riches continueront à faire des bénéfices et à remplir leurs piscines tandis que les pauvres lutteront pour avoir accès à l'eau dont ils ont désespérément besoin pour survivre.
L’'eau ne devrait pas être une question de marché ou de charité, car c’est un droit vital de l’être humain !
Pour aller plus loin :
- Main basse sur l'eau - Arte France et Magneto, 2018
- Le partage de l’eau dans le monde : un enjeu majeur du xxie siècle
- Marché de l'eau : quand la gestion privée dérape - France Inter